INVESTIGATION-REPORTAGE

Transhumance transfrontalière : la saison des morts à Kétou

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Tuées par balle, égorgées ou éventrées à coups de machettes, plusieurs personnes sont atrocement assassinées dans des conflits entre éleveurs et agriculteurs dans la commune de Kétou à la frontalière sud-est du Bénin avec le Nigéria. Plongée au cœur d’une bataille saisonnière qui empoisonne la vie des populations.

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Plus de deux mois sont déjà passés. Il est encore là, sur place. Il n’a pas bougé d’un iota et ne parle pas. D’ailleurs, il ne peut pas. A son pied, une douille rouillée de balle d’enveloppe rouge est encore là en fin d’après-midi de ce 22 juillet 2020. Tout près, son second a aussi vécu, inerte, la scène. La douleur dans le ventre, ce neem garde au tréfond de lui le film de l’horreur. A deux pas de lui, sur les portes métalliques de l’unique bâtiment de trois salles de classe de l’école primaire de Woroko, les impacts de balles donnent une idée de la pluie de cartouches de fabrication artisanale qui a troublé la nuit des villageois.

Rescapé, Abiala Oïtchangbohoun croît être sorti tout droit d’un champ de guerre. « Vers 5 heures 30 minutes du matin le 1er mai 2020, des coups de feu ont commencé par retentir. Les crépitements de fusils ressemblaient à des sons que donnent des herbes brûlées » décrit-il, ébaubi malgré le temps qui s’écoule. « J’ai été traumatisé pendant 5 jours par ces coups de fusils. Même quand on parle tout près de moi, je n’arrivais pas à entendre. Les coups de fusils m’ont rendu sourd », enchaîne l’homme devant une dizaine de paysans, hommes, femmes et enfants scotchés et attristés.

Les assaillants, une horde de peulhs reconnaissable aux cris « Woroko djan walaï ! Woroko djan walaï ! Woroko sojà ! Woroko sojà ! » qu’ils lançaient au passage dans leur patois, ont mis à feu et à sang tout un village en l’espace de 45 minutes. On croirait vivre une séquence du génocide rwandais. Pris pendant l’attaque, Korolé Sanya, le chef du village a été retrouvé égorgé comme une vache et gisant dans un lac de sang. Deux autres personnes dont un étranger ont été retrouvés éventrés baignant elles aussi dans leur sang. Une vraie boucherie sur des humains. L’étranger vivant à Woroko était pour sa part, retranché dans sa maison en paille sur pilotis quand ils sont venus lui ouvrir les viscères à la machette. Aucun égard aux policiers positionnés sous les neems et assistés du CV assassiné et son secrétaire Abiala. Tenus en respects par l’impitoyable bande d’envahisseurs, un deux policiers est blessé par balle dans les échanges de tirs. « Quand ils ont fini l’opération, ils ont incendié nos maisons. Environ huit cases et des greniers ont été incendiés, des motos ont été volées », narre le survivant de la nuit d’horreur.

S’il est encore vivant, le veinard doit être fier de ses aptitudes à défier un lièvre. Mais, pour lui, Dieu veillait au grain. « C’est Dieu qui m’a sauvé ce jour-là et ces peulhs ne m’ont pas vu. S’ils m’avaient vu dans ma fuite, je ne serai pas en vie maintenant ».

transhumance-transfrontaliere-ketou-frontiere-benin-nigeriaAbiala Oïtchagbohoun, porte-parole des paysans de Woroko

Situé à 30 kilomètres du centre-ville de Kétou, Woroko est un village de l’arrondissement de Kpankoun. Pour y arriver en temps de pluie comme ce mois de juillet, il faut dévaler des collines, surmonter des pentes, emprunter des pistes érodées sur un sol par endroits ferralitique et argileux et se tenir prêt à descendre du taxi-moto pour éviter qu’il ne s’enfonce quand il n’a pas dévié dans une brousse, éconduit par une boue grise glissante. Tout le long du parcours de combattants, de temps à autre, on emplit les poumons de l’air pur et léger de dame nature et on contemple des hectares de cultures à perte de vue dans la localité à majorité Holidjè, deuxième grande ethnie de Kétou, réputée pour sa vaillance dans les travaux champêtres.

L’attaque de la nuit du 1er mai est la dernière d’une longue série d’affrontements entre agriculteurs et éleveurs peulhs ces 20 dernières années. La première attaque de nuit dans ce village remonte à 2006. A l’époque, un paysan du nom de Adjibo avait été tué et des femmes violées. Depuis, lors chaque année avec son lot de dégâts.

Adakplamè, zone rouge

transhumance-transfrontaliere-ketou-frontiere-benin-nigeriaUn blessé grave dans les drames de la transhumance à Ketou

Parti de Woroko après ses atrocités, l’escadron de la mort se heurte à une muraille de feu à Adakplamè, un autre village situé à 15 kilomètres. Trois peulhs sont tués dans des échanges de tirs par les éléments du commissariat alerté. Avec eux, on retrouve la torche des policiers de Woroko, des motos volées chez les paysans trois armes et des munitions. Le reste de la troupe armée a disparu. Les enquêtes, comme d’habitude, sont toujours en cours.

Ce n’est pas la première fois que des peulhs tombent à Adakplamè, cet autre village tristement célèbre pour avoir été le théâtre de la pire tuerie dans les anales des affrontements sanglants entre éleveurs et agriculteurs à Kétou.

Vaste de 568 km2, c’est le plus grand arrondissement de Kétou. Il compte une population estimée à 25 000 habitants qui vivent à 99% de l’agriculture selon le tout nouveau chef d’arrondissement, Valentin Houngnon. Lorsqu’on lui demande les difficultés que connaissent ses administrés dans l’activité qu’ils mènent, sa réponse est sans ambages : « Les difficultés sont énormes. Nous avons la question de la transhumance qui nous cause de sérieux problèmes. Quand les paysans cultivent leurs champs, les bœufs dévastent et quand tu parles ce sont les machettes ou les fusils ».

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Même si certains ont repris l’aventure à leurs risques et périls à cause des herbes et des points d’eau, la localité est devenue une zone rouge pour les bouviers depuis que plusieurs d’entre eux ont péri dans de violents affrontements avec les populations en 2017. « Oui ! Il y a un peu plus de trois ans, cela a tourné au vinaigre et une centaine de morts a été enregistrée », se rappelle la première autorité d’Adakplamè. « Les peulhs ont tué quatre de nos frères et la population s’est révoltée. Tous les peulhs trouvés sur les lieux ont été éliminés. On ne pouvait même pas compter le nombre de victimes. C’est une guerre qui a duré plus d’un mois parce qu’ils s’en vont se préparer et reviennent. Quand ils reviennent, c’est pour attaquer, la guerre reprend de plus belle. C’était déplorable ! », conte-t-il, d’un ton affecté.

Les médias qui avaient fait écho de cet épisode tragique ayant mobilisé des populations de villages voisins venus à la rescousse de leurs frères, ont signalé une vingtaine de morts et le préfet et le maire d’alors s’étaient rendus sur place. Les quatre paysans tués avaient été « égorgés comme le font les Boko Haram », s’est offusqué le prédécesseur de Houngnon devant la presse en présence de l’ancien maire Jean-Pierre Babatoundé, le préfet du Plateau Valère Sèdonougbo et l’ex-Chef du parlement béninois et ex-ministre des Affaires Etrangères Idji Kolawolé, un natif de Kétou.

D’un village à un autre, la guerre aux transhumants tient le haut du pavé des préoccupations majeures de cette ville frontalière près du Nigéria.

Nul n’est méchant volontairement

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Aperçus comme des barbares pour leurs exécutions terrifiantes, les peulhs arguent qu’ils ne se lèvent pas avec l’idée de tuer des paysans par plaisir. Dans leurs groupes de nomades, ils sont organisés et il n’y a qu’un chef pour parler au nom du groupe dans chaque milieu où ils vivent. C’est le Sériki. A Kpankoun, celui qui fait office de Sériki a nom Djodi Mamadou. Grand de taille, c’est un homme noir, à la barbe drue coiffée sous le menton que nous rencontrons derrière la mosquée du quartier Obafèmi. Avec son bonnet brodé bleu-blanc à la tête, l’homme tempéré porte à ses deux annulaires, de grosses bagues métalliques recouvertes d’aluminium.

« C’est souvent quand les bœufs ont dévasté les champs et le paysan ne fait pas preuve de patience que les conflits sont enregistrés », commence-t-il à propos des affrontements entre éleveurs et agriculteurs à Kétou. Selon lui, en dépit du fait que tout part des ravages de leurs animaux, ce sont les paysans qui mettent le feu aux poudres. « Les paysans, accuse-t-il, prennent des fusils pour attaquer nos animaux. Ils peuvent tuer une vingtaine. Ils se regroupent souvent pour un combat contre nous. Il y a d’autres qui attaquent même celui qui conduit le troupeau. Ils le tuent et abattent des animaux en même temps. C’est cela qui amène souvent les conflits ».

A Woroko où il est connu comme le peulh local qui paît son troupeau dans la localité, Mamadou explique comment l’attaque du 1er mai est arrivé. A l’en croire, c’est un acte de vengeance des peulhs transhumants sur les paysans. Quelques jours plutôt, avant l’expédition meurtrière, apprend-il, ce sont les paysans qui s’en étaient pris à des peulhs transhumants et leurs troupeaux. « Ils ont attaqué nos animaux. Il y avait aussi un groupe de transhumants peulhs qui a quitté Bonou que les paysans ont attaqué. Ce jour-là, les paysans ont tué mes bœufs, mais Dieu merci, mes enfants ont eu la vie sauve. C’est ainsi que les peulhs sont repartis chez eux avec leurs animaux. Les paysans ont déclaré avoir tué et dépiécé deux personnes. J’ai alerté le commissariat. Les policiers sont descendus sur le terrain et ils ont vu les paysans armés de fusils. Dans la nuit, les peulhs sont retournés dans ce village pour aller chercher les bœufs qu’ils n’ont pas retrouvés après l’attaque. Ils ont vu un groupe de paysans en train de partager la viande d’un bœuf, c’est ainsi qu’un peulh a tiré sur eux et brûlé la moto d’un paysan qui voulait transporter le bœuf. », narre dans un français approximatif, celui qui répond au nom des éleveurs peulhs à Kétou. Les choses ne sont pas restées là. « Une semaine après, les peulhs toujours mécontents sont revenus attaqués les populations (attaque de Woroko, ndlr).», finit-il à ce sujet confirmant les morts de part et d’autre.

Sur le cas historique d’Adakplamè, Mamadou déclare que tout est parti d’une arrestation de quatre paysans suite à une attaque dirigée contre deux peulhs dont un tué et un grièvement blessé. Au lendemain de l’interpellation policière, « tous les habitants d’Adakplamè ont bloqué la voie qui mène à Iwé et Kétou-Centre. Ils ont bloqué beaucoup de voies et arrêté 13 peulhs. Ils les ont enfermés dans leur arrondissement et ils ont exigé en retour la libération des 04 personnes arrêtées. Ils ont également menacé de tuer les 13 peulhs. Ils ont cassé les véhicules de la brigade ».  Malgré la libération des 04 habitants d’Adakplamè en échange des otages peulhs, la tension toujours vive a dégénéré en ce qui est devenu la mémorable guerre entre éleveurs et agriculteurs déclenchée le 23 mars 2017.

Des vies et des familles brisées

transhumance-transfrontaliere-woroko-cv-assassine-ketouun orphelin et une veuve du cv assassiné à  Woroko

« Je n’ai plus rien. Je n’ai appris aucun autre métier, la seule chose que je savais faire de ma vie était de labourer la terre. Je ne peux plus apprendre aucun métier. C’est mon père qui m’aidait à joindre les deux bouts, mais aujourd’hui, il n’a plus la vigueur. Ce sont mes épouses qui entretiennent mes enfants. ». Affligé, à 35 ans, Marcelin Koukoyi, malgré sa jeunesse et son physique imposant pour les travaux champêtres est un invalide. Avec de gros points de suture dans le dos, à la main et au bras, il porte depuis bientôt 7 ans, les séquelles indélébiles des coups de machette d’un peulh. A Augustin, son jeune frère à la rescousse de qui il est venu, l’impitoyable bouvier a carrément coupé une main. Natifs d’Adakplamè, les deux frères Koukoyi sont aujourd’hui des victimes laissées sur le carreau des conflits de la transhumance que la famille doit nourrir. Après cinq années d’aller-retour dans des audiences reportées au pied levé au tribunal de Pobè, les deux jeunes hommes tranchés dans leur propre champ n’ont perçu aucun kopeck de dédommagement.

Korolé Sanya, le CV égorgé à Woroko a laissé derrière lui, trois veuves et plusieurs orphelins. D’une case en terre battue couverte de chaume, sortent un bambin d’environ 5 ans et une dame frêle. C’est l’un des petits orphelins et une des veuves du défunt appelée avec insistance des beaux parents à dire un mot. Encore sous le poids de la douleur, elle n’a pu ouvrir la bouche. De l’autre côté de la concession perdue au milieu des champs et de hautes herbes traversées par des sentiers, dans une autre case se trouve une vieille octogénaire. C’est la maman de Korolé Sanya. Assise sur un petit tabouret, le regard dans le vide, elle rumine dans le silence, la perte de son fils qui, selon les témoignages, était son principal soutien des vieux jours. Pour le frère aîné du défunt, un cacochyme, lui aussi usé par les travaux champêtres, voir des journalistes venus de Cotonou s’enquérir des suites du tragique évènement qui a enveloppé leur famille et tout le village d’un voile de deuil est déjà un motif d’action de grâce.

transhumance-transfrontaliere-ketou-seriki-djodi-mamadou-chef-peulh-frontiere-benin-nigeriaDjodi Mamadou, le sériki des éleveurs à Kétou

A ces villageois qui ne savent plus à quel saint se vouer, les soutiens sont inexistants. « Quand cela arrive comme ça, c’est Dieu seul qui s’occupe des enfants de la victime », balance l’ex-collaborateur et homme de main du chef de village passé de vie à trépas d’une mort affreuse. « Non ! Aucun soutien. Ils sont laissés à eux-mêmes. Chacun se gère. », homologue le président de l’Union communale des producteurs (UCP-Kétou), Folahan Ogoudaré qui confirme l’inexistence d’un fonds de soutien aux victimes de la transhumance transfrontalière à Kétou. A Adakplamè où il y a plusieurs invalides, le CA Valentin se plaint également du cas des bras valides abandonnés à leurs sorts sans compensation.

Du tragique dans la confusion

On aurait pu croire qu’à Kétou, les peulhs sont des indésirables qui vivent retranchés loin des autres communautés et viennent de temps à autres semer l’émoi dans les cœurs des paysans. Loin de là ! Difficile de ne pas tomber sur un troupeau de bœufs et des bergers parfois mineurs même en agglomération en quête permanente d’herbes fraîches pour le bétail. Encore appelés Fulani, ils font partie intégrante des habitants de la cité des Omo Oduduwa et épouse parfois des filles d’agriculteurs. Djodi Mamadou, époux d’une femme du Sud, le Sériki est né à Kétou en 1971. A l’instar d’autres peulhs rencontrés dans les contrées de Kétou, il parle couramment le fongbé, langue présente un peu partout au Bénin.  « Il y a beaucoup de peulhs qui épousent des femmes kétoises. Nous épousons aussi les filles d’agriculteurs », dit-il, en témoignage au brassage qu’on est loin d’imaginer.

La pomme de discorde, à l’origine des conflits, c’est l’incompatibilité des activités d’éleveurs transhumants et agriculteurs. « Ce sont des problèmes de dévastation de champs par des bœufs que nous avons souvent. A part cela, nous n’avons pas de problèmes. » signifie l’homme qui dit n’avoir que 150 têtes de bœufs. Pour les peulhs de sa catégorie de transhumants locaux, la gestion des ravages de bœufs dans les champs des producteurs n’est qu’une question de négociation. « Dans un village où des dévastations de champ sont enregistrées, je vais faire le constat avec le paysan. Ensuite, nous négocions pour nous entendre et nous fixons une date pour le dédommager », assure le chef des peulhs autochtones qui a déjà payé plusieurs dédommagements dont il détient les reçus.

 

Victime de dévastation de plantation, Folahan Ogoudaré, celui qui chapeaute l’assemblée des agriculteurs témoigne avoir eu un règlement à l’amiable avec un peulh local. « J’ai été victime, mais l’éleveur est venu me supplier et on a réglé cela à l’amiable. Il m’a payé un forfait. C’était les plants de palmiers.  J’ai fait un hectare et demi. Ils n’ont pas tout ravagé, c’est par endroits. Après l’évaluation des dégâts, il devrait me payer un peu moins de 500.000 FCFA. Il m’a payé finalement 250.000 F ». 

A la différence des autochtones, ceux accusés de semer la terreur à leurs passages sont les peulhs transhumants transfrontaliers. Selon le responsable des peulhs locaux, ces transhumants transfrontaliers qui viennent du Nigéria pour la plupart entrent par les villages frontaliers de Kétou, traversent la ville pour aller à Pobè, à Ouinhi, Bonou et même dans le Zou. Une carte de l’itinéraire de la transhumance transfrontalière montre que le mouvement des transhumants suit des couloirs et des itinéraires partant des zones d’attache situées dans les pays sahéliens ou nord soudaniens ((Niger, Burkina Faso, Mali, Nord Nigéria, Sénégal) jusqu’aux zones  d’accueil  dans les pays côtiers ou en savane guinéenne (Benin, Togo, Ghana, Nigeria).

Alors que la période critique de la transhumance commence en novembre avec la sécheresse, les bouviers étrangers entrent massivement par Kétou dès le mois de janvier et selon Mamadou, restent au Bénin pendant au moins trois mois avant de se retirer entre avril et mai. Dans le même temps, les transhumants locaux se déplacent d’une ville à une autre à l’intérieur du pays. Chez les paysans, ces mouvements entremêlés de bouviers étrangers et locaux sèment la confusion dans les esprits. « Tout se mélange ! Tout devient homogène ! Nous ne savons pas les différencier » se désole le porte-parole des agriculteurs de Woroko, village privilégié des peulhs à cause d’un cours d’eau qui sert d’abreuvoir et de garde-manger aux bêtes. « S’il y a problème, les Béninois disent souvent que tous les peulhs sont les mêmes et ils ne font pas de différence entre transhumants transfrontaliers et autochtones. Pour eux, peulh c’est peulh », constate aussi le responsable des bouviers kétois.

transhumance-transfrontaliere-folahan-ogoudare-president-producteur-ketouFolahan Ogoudaré, Président association communale des producteurs de Kétou

La difficulté à distinguer le bouvier local du transhumant transfrontalier est la principale cause des conflits selon Houssou Augustin Mahountin, un natif de Kétou interrogé dans une discussion sous l’arbre à palabre au quartier Obafèmi avec d’autres personnes sur le problème des conflits de la transhumance. Cet enseignant Mahi (ethnie fon) qui est également éleveur des volailles et des ruminants côtoie les peulhs dans une association qui regroupe aussi ces transhumants locaux. Selon lui, les transfrontaliers qui tuent des agriculteurs sont des Bororos  et viennent souvent, non seulement des régions lointaines au nord du Nigéria voisin, mais aussi d’autres pays. « Les paysans disent que c’est les peulhs qui créent les conflits parce qu’ils n’arrivent pas à faire le distinguo. Ce sont quelques rares qui arrivent à reconnaître un Bororo. Il y a des soulèvements partout parce qu’ils n’arrivent plus à distinguer le vrai d’avec le faux » dit-il avec insistance soutenant que ces transfrontaliers créent des problèmes aux peulhs sédentaires, partout ils où passent.

Devenus des boucs-émissaires à certains égards, les peulhs locaux assurent être aussi des victimes de la transhumance transfrontalière. Djodi Mamadou, le Sériki des bouviers locaux s’en plaint. « Ces transhumants transfrontaliers nous amènent différentes sortes de maladies et contaminent tous les bœufs appartenant à des peulhs autochtones. Pour les dégâts causés par les transhumants, ce sont les peulhs autochtones qui payent le prix fort. S’ils dévastent un champ et que tes bœufs se retrouvent dans leur milieu, tu ne peux pas refuser d’assumer les responsabilités. Tu dois dédommager les paysans », informe-t-il. « Il n’y a rien ! Sauf les souffrances qu’ils nous laissent en passant. S’il y a problèmes lors de leur passage, c’est nous qui sommes appelés à la rescousse. Ce sont souvent les problèmes qui sont pour nous », se lamente, l’éleveur natif de Kétou. En période de transhumance, fait-il savoir, les transfrontaliers sont de loin plus nombreux que les 72 membres de son association connus des paysans.

Au niveau des paysans le seul indice de distinction, c’est que les peulhs étrangers viennent au milieu de la nuit. « Les transhumants qui viennent du Nigéria ont une technique, ils commencent par passer au milieu de la nuit à partir de 2 heures jusqu’à 4 ou 5 heures du matin. Ce sont des milliers de troupeau qui viennent la nuit et passent dans tout ce qui est culture. Vous êtes dans votre chambre, vous entendez des beuglements de bœufs et les peulhs qui parlent. Vous ne pouvez pas sortir », explique le porte-parole des agriculteurs de Woroko. Une fois, après le passage des transhumants transfrontaliers dans son champ où il avait un demi hectare de maïs, apprend-il, à quelques jours de la récolte, « il n’y avait plus aucun épi ».

Impossible de compter sur les locaux pour appréhender ces transfrontaliers. Djodi Mamadou affirme que dénoncer ses homologues étrangers est un risque qu’il ne peut pas prendre. « Tant que je suis dans la brousse avec eux, je ne peux pas parler. C’est aux autorités de veiller à cela. Dénoncer les transhumants transfrontaliers risque de retourner contre nous. C’est nous qui allons récolter les pots cassés. Ces peulhs transhumants transfrontaliers peuvent nous faire du mal ». En fin de saison de transhumance, font savoir plusieurs sources, les transhumants ont pour habitude rafler les bœufs des locaux qu’ils vendent à vil prix sur leurs trajets.

Des régulations sans succès

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Avec les effusions de sang et les dégâts colossaux que la transhumance transfrontalière crée à Kétou et dans plusieurs autres communes du Bénin, les autorités ne sont pas du reste. Des tentatives de régulations ont été entreprises. De la partie septentrionale jusqu’à la limite de certaines communes du sud, le ministère de l’agriculture, l’élevage et la pêche (MAEP) a situé un couloir de passage pour la transhumance transfrontalière. En dépit de ce couloir objet de controverses, les conflits entre éleveurs et agriculteurs ont continuer de prospérer. Le gouvernement béninois a dû décider de l’interdiction de la transhumance transfrontalière par un arrêté ministériel « interministériel 2019/N°200/MISP/MAEP/MAEC/MCVDD/MDGL/MDN/DC/SGM/DAIC/SA/113GG19 » en date du 26 décembre 2019. Mais, sur demande du Président nigérien qui a dépêché son ministre d’Etat chargé de l’Agriculture et de l’élevage, en février 2020, les autorités béninoises ont accordé un moratoire de deux mois aux transhumants nigériens.  

Considérées comme zones à risque à cause des affrontements meurtriers, Kétou et plusieurs communes de la partie méridionale ne sont pas concernées par le couloir de transhumance. Sur instruction du ministère de l’agriculture, de l’élevage et de la pêche les autorités communales de Kétou ont entrepris le recensement des éleveurs locaux afin de leur établir un badge qui servirait de moyen d’identification au cours de leurs déplacements.  « Si on doit suivre la décision du gouvernement jusqu’à la hauteur de Dassa-Zoumè il ne doit plus y avoir de transhumance (transfrontalière, ndlr). Les peulhs locaux peuvent circuler mais avec des badges. Ce que nous avons commencé par faire », déclare Théophile Dessa l’ancien maire de Kétou qui a passé le témoin en juin 2020, soit quelques semaines après les évènements de Woroko.

Les badges censés aider à régler le problème de la confusion entre éleveurs locaux et étranger ont aussi montré leur limite. « La difficulté qui apparait encore à ce niveau est que les peulhs se passent les badges », fait savoir l’ex-autorité locale selon qui « le problème de la transhumance est une grosse épine dans les pieds de la commune de Kétou ».

Sur le terrain, les paysans soutiennent que les badges ont accentué la confusion. « Tous ceux qui ont un badge te disent qu’ils ne sont pas des étrangers, qu’ils sont aussi des natifs de Kétou », dit à ce sujet, le porte-parole des agriculteurs de Woroko. Sériki, le chef des peulhs locaux confirme l’établissement des badges aux transhumants transfrontaliers. « Les badges ont été délivrés par le ministre de l’agriculture en 2018. Ils ont dit à l’époque que les transhumants étrangers ne doivent pas venir, mais si vous voyez les transhumants du Nigéria, ils avaient également obtenu ces badges ». Selon lui, la corruption a dicté sa loi par là. « Où se trouve le kokoko là ? Si tu cherches l’argent et moi je cherche les badges ! », répond-t-il laconiquement d’un ton amusé appuyé d’un sourire à la question de savoir comment les peulhs nigérians parviennent à obtenir les badges.

Outre la corruption dans l’attribution des badges, les peulhs locaux sont aussi accusés d’être de mèche avec leurs homologues transhumants transfrontaliers. A cela Djodi Mamadou répond par un démenti. Il affirme que ce n’est que quand les problèmes surviennent que les transfrontaliers le contactent pour quérir son intervention : « Le transhumant nigérian peut laisser son troupeau avec son apprenti qui conduit les bœufs ici. Il a son contact et s’il y a un problème ici, il appelle le patron et lui nous appelle ici en tant que représentant ».

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Pointant du doigt l’impunité dans les causes de la récurrence des drames, des paysans et des sources locales se plaignent aussi de bras longs qui protègent les peulhs. Ces protecteurs de l’ombre seraient des personnalités politiques, des chefs traditionnels, des riches propriétaires de bétails qui confient des bœufs aux éleveurs transhumants. « C’est pour nous salir ! » défend Sériki. Nonobstant, il admet l’existence de propriétaires dans l’ombre. « Si tu as un bœuf, tu dois confier ça à un peulh. S’il y a un problème, le peulh s’approche de l’autorité pour l’informer de la mort de son bœuf. Si c’est cela, il y en a », concède-t-il. Pour ce qui est du parapluie que constituerait "l’autorité" derrière le peulh, il n’existe pas selon l’éleveur. « Il n’y a pas de faveur accordée aux peulhs. S’il y a un dégât, c’est le chef même qui te dira d’aller régler ton problème et de ne même pas citer son nom parce qu’il ne voudrait pas de problèmes », confie furtif, Mamadou.

 

Face aux drames, l’administration communale a cru pouvoir trouver une solution consensuelle à travers des comités regroupant éleveurs et agriculteurs dans les villages. « La commune a installé un comité pour gérer les cas de conflits. Il y a le représentant des éleveurs, le représentant des agriculteurs, les chefs d’arrondissement. Ils ont tout fait aussi pour installer les comités de gestion des conflits au niveau de chaque village. Est-ce que c’est fonctionnel ? Est-ce que ça règle le problème ? », s’interroge, Folahan Ogoudaré, représentant des producteurs au niveau communal. « Malgré ça on enregistre toujours des conflits. Le comité n’est pas encore fonctionnel », répond-il aussitôt.Un des goulets d’étranglement de la régulation de la transhumance que relèvent plusieurs sources à Kétou, c’est le trafic et le port d’armes par les peulhs accusés par ailleurs de consommation de stupéfiants. La nouvelle mairesse de Kétou revenue à la tête de la mairie après l’avoir dirigée aux premières heures de la décentralisation au Bénin, Lucie Sessinou, s’en désole. « Les textes qui régissent la transhumance dans l’Espace CEDEAO fixent les règles qui ne sont pas respectées. Entre autres le port d’armes, la transhumance nocturne, la conduite des bœufs par des mineurs, la consommation des stupéfiants sont des pratiques interdites que nous constatons ». Selon son prédécesseur, on trouve des peulhs avec « une arme plus sophistiquée que celle que porte le policier ». C’est une évidence que Djodi Mamadou, le chef des peulhs autochtones de Kétou corrobore. « Ces peulhs transhumants transfrontaliers qui viennent sont armés. Pourquoi sont-ils armés ? C’est à eux de répondre » moucharde-t-il avant d’ajouter : « des fois, nous leur demandons et ils nous répondent que c’est à cause des voleurs ou des paysans qui les attaquent. Si le paysan les voit armés, il ne peut pas s’approcher d’eux jusqu’à ceux qu’ils finissent leur pâture et qu’ils partent. C’est souvent pour se protéger qu’ils gardent des armes ». L’éleveur signale que les paysans aussi ont des armes qu’ils utilisent pour attaquer les peulhs et tuer des bœufs.

Souvent appelés à la rescousse pour dissuader ou mettre fin aux conflits, les forces béninoises de sécurité et de défense font face à des échanges de tirs. Dans le village d’Iwoyé à cheval sur le Nigéria et le Bénin, dans l’arrondissement d’Idigny réputé être le QG des peulhs à Kétou en raison du grand marché à bétail érigé là-bas avec le financement de la CEDEAO, les éléments de l’Unité spéciale de surveillance des frontières sont confrontés à cette dure réalité. « Les peulhs charcutent et les chasseurs d’ici répondent également. Nous avons été plusieurs fois confrontés à cela. Les villageois sont obligés de déguerpir les lieux, nous sommes pratiquement les seuls à rester ici et à jouer le rôle de médiateur », confie un officier de l’USSF. « Il y a eu une unité de l’USSF, qui n’est pas trop loin d’ici et qui nous appuie. Très souvent au cours de ces opérations, des gens nous prennent en adversité. Il y a jusqu’à présent un collègue, qui est toujours en train de suivre les soins, il a été atteint d’une balle », témoigne l’officier. Dans les commissariats de Kpankoun et d’Adakplamey, les policiers font aussi état des attaques armées dans lesquelles ils sont blessés.

Ces attaques que subissent les forces de sécurité émanent d’une crise de confiance des protagonistes. Les agriculteurs accusent les policiers de céder à la tentation des pots de vin des éleveurs tandis que ceux-ci accusent les flics de népotisme.

Menace d’une nouvelle saison des morts

En juillet, Kétou n’a pas l’apparence d’un champ de batailles sanglantes entre éleveurs et agriculteurs. D’un village à un autre, tout est calme. Woroko, le village meurtri est encore sous le voile du deuil perceptible dans la physionomie assombrie de plusieurs paysans qui ont du mal à évoquer les souvenirs toujours frais dans leurs mémoires. Adakplamè est tout aussi tranquille tandis que Idigny qui vit au rythme des mouvements de la contrebande en continue malgré la fermeture des frontières nigérianes.

transhumance-transfrontaliere-ketou-paysans-frontiere-benin-nigeriaDes paysans de Woroko

Ce calme olympien est celui d’avant la tempête. Il faut attendre novembre à avril, la période saison de transhumance synonyme de moment de trouble. La crainte d’une nouvelle attaque pousse des paysans à abandonner leurs champs. « Une grande menace plane. Beaucoup ont fui, ils ont abandonné les champs que les bœufs ont détruits. Parce qu’ils tiennent à leurs vies, ils se disent si on ne m’a pas tué et ce n’est que mon bien qui est détruit, je peux encore installer mon champ ailleurs », signifie Folahan Ogoudaré, le président de l’Union communale des producteurs.

Pour endiguer les violences de la transhumance et éviter que le sang humain ne se verse encore à Kétou beaucoup préconisent l’installation d’une base militaire comme seule solution. « On sème actuellement du coton, le maïs pour la petite saison est semé à mi-août, on n’aura pas encore fait la récolte avant qu’ils n’arrivent. Or, s’ils reviennent, c’est sûr qu’ils vont encore dévaster les cultures. Pour qu’il n’y ait pas d’affrontements, la seule solution, c’est d’installer une base militaire », suggère, Ola Ilé, un des agriculteurs de Woroko revenus des champs. « S’il n’y a pas de destruction de cultures, il n’y aura pas de problèmes », assure-t-il.

 

Discuter autour d’une même table avec les éleveurs pour trouver un terrain d’entente, l’agriculteur meurtri par la mort de son chef de village n’en veut point. « Je ne peux pas envisager une discussion avec ceux qui ont tué et égorgé notre chef de village quand on sait tout ce que cet homme a fait par le passé pour qu’on évite les conflits ici. Mais, si l’Etat veut que les peulhs passent encore dans notre village, il doit mettre en place toutes les dispositions sécuritaires nécessaires ». C’est aussi l’avis de Abiodoun, un autre jeune cultivateur crispé à l’idée que les peulhs reviennent paître leurs bêtes dans leur entourage. « On entend que bientôt les peulhs seront encore de retour. Pour moi, le mieux c’est que l’agriculteur reste chez lui et que l’éleveur reste aussi chez lui pour limiter les dégâts ».

A Adakplamè, le chef d’arrondissement ne voit pas comment on peut encore autoriser les bouviers à trainer dans sa localité après les morts et les invalides dans les familles de paysans. « Ça a été une histoire triste. Nous souhaitons que cela n’arrive plus jamais. C’est pour cela que nous disons jusqu’aujourd’hui qu’on ne veut plus des peulhs à Adakplamè ici. Ils n’ont qu’à aller ailleurs. Un point, c’est tout ! », tranche fermement l’élu local selon qui, la cohabitation entre éleveurs et agriculteurs est impossible.

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Du côté des éleveurs, on invite l’Etat à prendre ses responsabilités pour assurer la libre circulation des personnes et des biens en toute sécurité. « C’est à l’Etat béninois de prendre ses responsabilités. C’est l’Etat seul qui peut mettre un terme à ce problème. Sans l’Etat, les peulhs autochtones ne peuvent rien faire », appelle le Sériki de Kpankoun. 

La volonté de l’Etat à mettre fin au problème est déjà affichée à travers la décision d’interdiction de la transhumance transfrontalière selon la mairesse Lucie Sessinou. Pour elle, « Il reste à faire respecter cette décision car des indélicats continuent à dévaster les cultures dans les zones frontalières de notre commune ».

La mairesse veut aussi une base militaire pour lutter contre les violences de la transhumance transfrontalière. « La question appelle à la défense de notre territoire par la force publique. Nous souhaitons l’érection d’un campement militaire dans la zone qui constitue leur principale porte d’entrée sur notre territoire. Nous sommes persuadés qu’avec cette présence dissuasive des militaires, nous n’allons plus enregistrer des morts et autres dégâts liés à la transhumance transfrontalière », croit la première autorité de Kétou.

NB: Cet article fait partie de notre dossier spécial sur les défis socio-économiques et sécuritaires des communes frontalières au Benin, réalisé avec l’appui technique et financier de la Fondation Friedrich Ebert (FES) au Bénin.

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