Beaucoup de choses se sont passées dans la gestion de la guerre Russie-Ukraine, depuis le retour au pouvoir de Donald Trump. Que peut-on retenir de la ligne d'action de l'administration Trump sur ce dossier ?
Dans le dossier du conflit Russie-Ukraine il faut essentiellement retenir que Donald Trump a initié une série d'actions qui se démarquent complètement de celles de son prédécesseur et qu'on pourrait résumer en quatre points essentiels.
Premièrement, contrairement à Biden, Trump évite soigneusement de poser des actes et de tenir des propos qui pourraient irriter le président russe Vladimir Poutine. Deuxièmement, Trump a forcé la main à l'Ukraine pour aller à des négociations, allant jusqu'à lui couper l'aide militaire, notamment dans les domaines des équipements et de l’appui en renseignement.
Troisièmement, il s'est désolidarisé de l'Europe et a pratiquement isolé les européennes dans la gestion du dossier ukrainien. D’ailleurs, les pourparlers entre les délégations américaines et celles de l’Ukraine et de la Russie se sont jusqu’ici déroulés en Arabie Saoudite et sans les Européens. Enfin, Trump a priorisé les intérêts américains en conditionnant ses actions dans ce dossier à un accès américain aux minerais du sous-sol ukrainien. Voilà en résumé ce que je crois qu'on peut retenir des actions de Trump dans ce dossier.
Pourquoi Trump adopte-il une approche differente de celle de son prédécesseur Biden ?
Trump opère sur la base d'un paradigme différent de celui de son prédécesseur et de la plupart des Européens. Contrairement à Biden, Trump ne partage pas l'idée selon laquelle la guerre en Ukraine serait exclusivement la faute de Poutine. Trump est plutôt convaincu que l'Ukraine, l'Europe et les États-Unis ont poussé Poutine à bout et donc qu'une invasion était devenue la seule option pour Poutine. Il ajoute souvent d'ailleurs que les États-Unis auraient réagi de la même manière s'ils retrouvaient dans les mêmes conditions.
Quelle analyse faites-vous de la posture de Trump ?
En mars 2022, juste deux semaines après l'invasion russe en Ukraine, j'avais partagé mon analyse sur les causes de l'invasion russe dans un cercle béninois de réflexions appelé ABESS. J’y mettais un accent sur ce que j'avais appelé l'hypothèse de la provocation américaine.
Suivant cette hypothèse, avais-je proposé, il est fort possible que Biden, qui ne cachait pas son dédain pour Poutine et le rôle qu'il avait joué dans l'élection de Trump en 2016, ait mené des actions secrètes destinées à pousser Poutine à une invasion en Ukraine, et ensuite utiliser cette invasion comme opportunité pour affaiblir le pouvoir de Poutine en Russie et dans le monde.
Aujourd'hui, je ne suis donc pas surpris que Trump avance aussi l'idée d'une possible provocation de l'Occident. Je comprends que cette hypothèse de la provocation n'est pas populaire et qu'on a tôt fait de vous taxer de pro-Poutine quand vous la soutenez. Je comprends aussi que l'admiration de Trump pour Poutine et les efforts de ce dernier pour soutenir sa candidature sont des éléments inquiétants à ne pas occulter.
Je comprends aussi, enfin, que l’invasion d’un Etat par son voisin plus fort mérite une condamnation générale, ne serait-ce que pour des raisons morales. Mais on ne peut pas se contenter de balayer la posture de Trump d'un revers de la mer, car après tout, en tant que président des États-Unis, il a accès à des informations auxquelles vous et moi n'avons pas accès.
Il y a comme un désaccord entre les États-Unis et ses partenaires européens sur la gestion de ce dossier. Quels sont les points de désaccord entre les deux parties ?
Je dirais que ce désaccord porte sur tout pratiquement, aussi bien sur les causes du conflit que sur le timing et les termes d'une résolution de ce conflit.
Que peut-on comprendre de la posture de l'Union européenne ?
Evidemment, les Européens auraient préféré que l'Occident continue d’appuyer l'Ukraine dans son combat pour la reconquête de ses territoires perdus ; ce qui aurait permis à l’Ukraine d'aller à des négociations plus tard avec des cartes plus avantageuses en mains.
Mais à défaut de cela, les Européens, tout comme l’Ukraine d'ailleurs, insistent sur la nécessité de mettre en place des garanties de sécurité afin d'éviter que la Russie ne viole plus tard les accords de paix en annexant à nouveau l'Ukraine voire d'autres territoires européens. Ceci me paraît tout à fait légitime dans le cadre de la recherche d'une paix durable. Cela dit, l'accès aux ressources naturelles de l'Ukraine constitue aussi une priorité pour les Européens et cela est à ne pas occulter non plus.
Les dirigeants de l'Union européenne ont approuvé jeudi 6 mars un plan pour réarmer l'Europe. Faut-il y voir un signe de perte de confiance en la capacité de l'OTAN à les défendre, protéger ?
Je crois que le fait que Donald Trump ait pu se faire réélire à la tête des États-Unis, malgré ses positions précédentes, a provoqué une vague de chocs en Europe, particulièrement au sein des élites. Quand vous y ajoutez ses récentes déclarations et actions vis-à-vis de la Russie, mais aussi vis-à-vis des alliés traditionnels que sont l'Union européenne et le Canada, vous comprenez donc que les européennes n'ont d'autres choix que de prendre leur destin main. La seule crainte est qu’une nouvelle course à l’armement en Europe ne fragilise plus tard la paix internationale.
Avec l'escalade verbale entre Macron et Poutine, et les options de l'Europe, faut-il craindre l'éventualité d'une guerre directe entre l'Union européenne et la Russie ?
En relations internationales, il faut toujours craindre que des disputes entre Etats dégénèrent en conflits. Dans le cas des tensions entre l'Union européenne et la Russie, le risque qu'une escalade prenne la forme d'une guerre directe existe certes, mais une telle guerre ne me parait pas plausible, en tout cas pas dans les conditions actuelles.
Depuis la seconde guerre mondiale, la menace de destruction mutuelle qu’infligeraient des confrontations nucléaires a jusqu'ici contribué à réduire les risques d'une guerre directe entre les grandes puissances du monde. Je serais surpris qu'il en soit autrement dans le contexte actuel.
Donald Trump ambitionne de mettre fin rapidement à la guerre en Russie. Cela est-il réalisable au regard des récents développements ?
C'est une ambition qui me paraît tout à fait réalisable. Après trois années d'intense conflit, l'Ukraine, surtout sans un appui américain, et la Russie sont tous les deux fragilisés en ce moment et donc ouverts à des possibilités de négociation. La plus grande incertitude à cette étape est relative à la nature des termes de ces négociations et à la question de savoir si ces termes permettront d'avoir une paix durable en Europe.
Comment faut-il mettre fin à la guerre Russie-Ukraine ?
Cette guerre entre la Russie et l'Ukraine, comme toute autre guerre d'ailleurs, est avant tout axée autour d’intérêts géopolitiques. Pour y mettre fin, il est donc important de concilier les intérêts des différentes parties impliquées.
Au-delà des intérêts géopolitiques, il est aussi important de rassurer chacune des parties par rapport au respect d’un futur accord de paix. D’une part, les Russes ont besoin d'être rassurés que les occidentaux ne tenteront pas à l'avenir de pousser l'Ukraine à entrer dans l'Union européenne ou dans l'OTAN.
On peut critiquer cette position des Russes qui va contre le principe de l’autodétermination des peuples, mais il faut reconnaitre que le respect du statut d’Etat tampon de l'Ukraine par la communauté internationale a énormément contribué à la paix régionale en Europe dans les années qui ont suivi l’effondrement de l’Union Soviétique. D’autre part, les Européens ont eux besoin d'être rassurés que la Russie ne tentera pas à l'avenir d'annexer d'autres territoires en Europe.
Pour concilier ces deux exigences des Européens et des Russes, il faut un troisième acteur détenant une capacité d’influence diplomatique, militaire et économique pour agir sur chacune des parties en cas de violation des accords. Dans un tel contexte, la posture de Donald Trump me paraît comme une aubaine pour mettre fin à cette guerre si elle est exploitée de façon judicieuse.
L’évolution du dossier ukrainien aura-t-elle des effets sur la gestion de l'influence américaine, européenne, russe, voire chinoise en Afrique ?
Évidemment. Je l'ai d'ailleurs expliqué dans de récents entretiens que j'ai accordés à RFI et à TV5 Monde à l'occasion de l'investiture de Trump. L'issue de la résolution du conflit ukrainien, de mon point de vue en tout cas, déterminera le repositionnement géostratégique des États-Unis sous Trump, surtout par rapport à la Russie, mais aussi par rapport à l'Union européenne, en particulier la France.
Un tel repositionnement ne manquera pas d'avoir des répercussions sur la guerre d’influence qui se déroule en Afrique entre ces grandes puissances. De manière traditionnelle, les États-Unis se sont presque toujours alignés sur la position des Français et des autres Européens en Afrique. Mais avec un repositionnement géopolitique de Trump, il est tout à fait possible que les États-Unis s'alignent beaucoup moins sur les intérêts français en Afrique et beaucoup plus avec la Russie, mais dans tous les cas contre les Chinois.
Pourquoi dans tous les cas contre les Chinois ?
Vous faites bien de poser la question car il s’agit là d’une des clés pour comprendre la politique de Trump. En fait, la motivation profonde du mouvement que représente Donald Trump est à un double niveau : maintenir la suprématie du pouvoir des (hommes) blancs au sein de la société américaine et consolider l’hégémonie des Etats-Unis sur le reste du monde. La finalité recherchée est tout simplement d’éviter un éventuel déclin de la « civilisation blanche » au cours de ce siècle.
Or la plupart des projections stratégiques pointent vers une possible future hégémonie de la Chine en remplacement des Etats-Unis. Je recommanderais à vos lecteurs de suivre une analyse que j’avais offerte sur cette question il y a 5 ans lors d’un panel sur le panafricanisme. De cette analyse, vous comprendrez aisément pourquoi Trump fait de la Chine le principal rival à contenir ou à combattre au cours de ce siècle.
Vous comprendrez aussi pourquoi il serait important pour Trump et ses alliés de se préoccuper en priorité de l’influence chinoise en Afrique, un continent dont les ressources sont stratégiquement indispensables à une possible future hégémonie de la Chine.
Au cas où vous vous demandez pourquoi Trump prendrait-il la Chine en adversité mais pas la Russie, je vous répondrais ceci : il n’est pas exclu que Poutine et Trump partagent la même finalité, notamment la nécessité de conserver l’hégémonie de la « civilisation blanche » face à cette menace commune que représenterait la domination d’une civilisation non-blanche.
Dans cette logique de la préservation de l’hégémonie de la civilisation blanche pour rester dans votre idée, pourquoi Trump se démarque-t-il alors des européens sur le dossier ukrainien ?
Peut-être parce que Trump ne fait pas confiance aux élites dirigeantes en Europe pour mener ce combat civilisationnel qu’il considère comme existentiel. C’est d’ailleurs ce qui pourrait aussi expliquer pourquoi ses alliés, dont Elon Musk et son vice-président JD Vance, s’en prennent si ouvertement aux régimes européens et soutiennent à visages découverts des partis d’extrême droite. Et quand vous y intégrez aussi le rôle de la Russie dans la promotion de ces mêmes partis politiques en Europe, je crois qu’il n’est point besoin d’être un expert pour faire le lien.
Comment les Etats africains du Sahel et l'Afrique de l'Ouest peuvent-ils tirer parti de ces mésententes entre grandes puissances pour régler leurs problèmes de sécurité-développement tout en avançant sur la scène internationale ?
Pour les Africains, une redistribution des cartes entre les grandes puissances constituerait évidemment une opportunité de renégociation des partenariats stratégiques. Qu’il s’agisse des accords multilatéraux en matière monétaire tels que le franc CFA ou des accords bilatéraux en matière de défense, les Africains devraient saisir à leur avantage, de façon opportune et stratégique, ce tournant décisif dans les relations entre les grandes puissances du monde.
Mais pour y arriver, il faudra une détermination politique et un éclairage géopolitique pointu de la part des décideurs africains, mais aussi une implication active de la part des peuples africains. L’Afrique ne peut se permettre de rester passive ou naïve à cette croisée des chemins qui déterminera le cours de l’histoire du XXIe siècle.
Interview réalisée par Léonce Gamaï
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