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Bénin : le sodabi frelaté coule à flots dans l’Atacora 1/4

Bénin : le sodabi frelaté coule à flots dans l’Atacora 1/4

D’une apparence identique au sodabi, liqueur traditionnelle à base de vin de palme fabriquée dans la partie méridionale du Bénin, le sodabi chimique consume à grands feux l’Atacora, département situé au nord-ouest du Bénin. Fabriqué localement et commercialisé à grande échelle, ce produit fait des morts mais résiste à toutes les actions initiées jusqu’ici, pour sauver les populations de ses ravages.  

D’une apparence identique au sodabi, liqueur traditionnelle à base de vin de palme fabriquée dans la partie méridionale du Bénin, le sodabi chimique consume à grands feux l’Atacora, département situé au nord-ouest du Bénin. Fabriqué localement et commercialisé à grande échelle, ce produit fait des morts mais résiste à toutes les actions initiées jusqu’ici, pour sauver les populations de ses ravages.  

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A 25 ans, Simon avait la vie devant lui. Apprenti mécanicien dans l’atelier de Hyacinthe Lègba, l’ami qui l’avait pris sous son aile à Winkè, un quartier du 3e arrondissement de Natitingou, il apprenait vite. Ce jeune se voyait déjà dans son propre atelier à Tigninti, son village sis à une vingtaine de kilomètres de la ville.

Mais son rêve ne se réalisera jamais, puisqu’il est mort. Héritée de sa consommation chronique d’alcool, la cirrhose de foie qui le rongeait a eu raison de lui début février 2021. « Son ventre était ballonné. A l’hôpital ils ont sorti de l’eau de son foie et lui ont interdit de boire.  Il n’a pas écouté le médecin. Il fumait aussi. Un jour il a mélangé 7 sachets de whisky à du sodabi avant de boire », explique son patron.  Du 1er au 4 janvier 2021 Simon, déjà mal en point, célèbre la nouvelle année en buvant « non-stop ».  Il meurt un mois plus tard, réduisant à néant les espoirs placés en lui par sa famille.

Léonce et Jacques eux, ne ratent aucune occasion pour « cogner les verres ». Cette matinée du 4 septembre 2021 à Winkè, déjà à 11 heures, les deux compères sont bien éméchés. Malgré une démarche hésitante du fait de l’ébriété, le duo est partant pour une double tournée de sodabi, leur breuvage de prédilection. Servi en premier, Léonce descend d’un trait son verre, grimaçant au passage du liquide dans son œsophage. « Si je ne trouve rien à faire à mon réveil, voilà mon travail », lance-t-il, gouailleur, montrant son verre. 

De son côté Jacques avale le contenu de son verre en deux lampées, lentement, comme pour faire durer le moment. Titulaire d’une licence en anglais, enseignant dans une autre vie, il dit avoir basculé dans l’alcool il y a quelques années, après une déception amoureuse.

« J’ai entretenu une fille de la 5e à l’université. On a fait onze ans ensemble mais elle m’a abandonné pour un laborantin », raconte-t-il. Devenu « un errant » selon ses dires, il s’est réfugié dans l’alcool après une tentative de suicide. Tous les jours et autant de fois qu’il le peut, il espère noyer son chagrin d’amour dans l’alcool. Sur lui, les ravages de ce produit sont déjà visibles : joues bouffies et tombantes, regard hagard, haleine éthylique.

Sodabi chimique

Simon, Jacques et Léonce sont loin d’être des cas isolés au Bénin où l’alcoolisme prend de l’ampleur. L’Atacora, département du nord-ouest du Bénin, est touché de plein fouet par l’alcoolisme qui y atteint des proportions inquiétantes. Il y en a pour tous les goûts, pour toutes les bourses et sous toutes les formes. Parmi ces produits, le sodabi tient le haut du pavé.

« Rien n’est transporté du pays du palmier vers l’Atacora. Le produit nocif est fabriqué sur place depuis un certain nombre d’années. (…)», dénonce Joël Sèna, le directeur départemental des affaires sociales et de la microfinance, Atacora (DDASM-Atacora). Joël Sèna se dit inquiet face à la « consommation à grande échelle » d’un produit pourtant nocif pour la santé.

« L'alcool frelaté est l'alcool d'une production de sources douteuses qui ne provient ni de vin de palme des régions du sud communément appelé " Sodabi " ni de la transformation de la boisson locale Tchakpalo ou Tchoukoutou des 2KP ou de Natitingou », renchérit Ouindéyama Taté, maire de la commune de Natitingou. 

Avec un litre d’alcool à 90° dont le prix en pharmacie tourne autour de 4000 à 5000 francs Cfa, on peut obtenir des dizaines de litres d’alcool consommables, explique un membre d’une famille de producteurs ayant requis l’anonymat.

« Dans une bouteille d’un litre, on met plus de ¾ de litres d’eau. On y ajoute une petite quantité d’alcool à 90° et on secoue le mélange correctement, pendant plusieurs minutes », explique-t-il. Du vrai sodabi est ajouté au mélange eau-alcool pour « créer la sensation » de l’eau vie du vin de palme. « Ça se fait souvent dans des bouteilles de couleur sombre » informe-t-il. « Ça ne doit pas rester longtemps, sinon l’effet de l’alcool s’estompe. Chez nous, on prépare de petites quantités, 5 à 6 litres qu’on renouvelle au besoin », ajoute-t-il.

Dr Nelly Yotto, médecin, confirme que ce sodabi est bien du « frelaté » « de mauvaise qualité », qui n’a rien à voir avec celui fabriqué au sud du Bénin, dans le pays adja ou le pays mina. En janvier 2018, pour la journée de réflexion des forces vives de la commune de Natitingou sur la consommation abusive de l’alcool frelaté, Dr Yotto, alors en service à l’Hôpital Saint Jean de Dieu de Tanguiéta, avait d’ailleurs présenté les conclusions d’une enquête réalisée sur le sujet.

L’enquête révélait déjà qu’en guise de sodabi fabriqué à partir de vin de palme, les populations buvaient un alcool fait d’eau dans laquelle étaient dissouts des comprimés. « Des fois, c’était de l’alcool pur dans lequel les gens ajoutaient du Tramadol, ce qui est extrêmement nocif pour la santé », ajoute le médecin.

Les vendeurs défendent leur produit

Jacques, un propriétaire de kiosque à Natitingou réfute ces accusations. Dans sa minuscule boutique où la boisson incriminée côtoie une gamme impressionnante de liqueurs vraisemblablement frelatées, il se dit blanc comme neige. Il se vante même de vendre la meilleure qualité : « Ce que je vends vient directement du Couffo. C’est du bon. Mes clients le savent et l’apprécient (…). A partir de 20h, ils sont nombreux comme des abeilles ». Fidèle client, Guy M’po vient au secours de Jacques. Surnommé ''Yovo'' (homme blanc en langue fon du sud du Bénin) en raison de son teint clair, l’homme défend son fournisseur attitré.

« Ce qu’il vend est propre. Dans tout Natitingou, son kiosque est ma zone sûre. Quand je bois ici, je suis à l’aise », argumente cet ancien professeur d’éducation physique et sportive très tôt tombé dans le vice de l’alcool.

Baba Kétou, un autre vendeur, rejette en bloc, lui aussi, les accusations : « Ce qui se raconte est faux. On a mené des enquêtes en notre sein et on n’a rien trouvé ». Pour lui, le sodabi est victime d’une cabale. Se présentant comme un ex-pharmacien originaire de Kétou dans le sud-est du Bénin, l’homme est installé à Tanguiéta depuis août 1990. La soixantaine environ, ce personnage haut en couleur tire ses revenus de ce ''sodabi'' depuis plus de trois décennies. « Je peux dire que cette activité est mon champ. Ça m’a permis d’envoyer mes enfants à l’école », explique-t-il, fier.

Contrairement aux autres ''Dadjè'', surnom donné aux tenanciers de bistro, Baba Kétou qui refuse de décliner sa véritable identité, n’a pas de kiosque. Grossiste et détaillant à la fois, il a trouvé le bon filon en se déplaçant vers les populations, les jours de marché. Une stratégie qui lui donne l’opportunité de toucher des milliers de personnes à chacune de ses sorties. Aucun marché n’a de secret pour lui. 

Pour satisfaire sa clientèle ce 2 septembre, jour de marché à Matéri, il a une dizaine de bidons de vingt-cinq (25) litres de sodabi. A l’aide d’un tuyau de deux mètres environ, il transvase le liquide vers des contenants plus petits. Au fur et à mesure que s’anime le marché, hommes et femmes se pressent sous son hangar et les bidons se vident.

Volubile et maniant à souhait la langue de la localité, Baba Kétou discute avec ses clients, encaisse son argent, n’hésitant pas à resservir des clients déjà ivres. 

Son sodabi ne coûte que 600 francs le litre mais il jure, la main sur le cœur, que sa boisson n’est pas frelatée. « Je tape la poitrine pour dire qu’il n’y a pas de comprimés dedans et puis, on ne force personne à boire », finit-il par lâcher, un brin dépité. Il se dit plutôt préoccupé par la concurrence. Il y a trente ans, « le marché n’était pas aussi saturé qu’aujourd’hui », regrette-t-il.

Le tchoukoutou frelaté et les mélanges délétères

Dr Yotto appelle à ne pas occulter le danger que représentent les autres boissons, le tchoukoutou en l’occurrence ce breuvage obtenu à partir du mil ou du sorgho, dont la version frelatée existe sur le marché.

« Quand on travaillait sur le sujet, on s’était rendus compte que le tchoukoutou était aussi frelaté. Les fabricantes y ajoutaient du Tramadol ou certaines racines pour potentialiser son effet », se rappelle Dr Yotto. Ce que confirme Michel, un consommateur rencontré au marché de Matéri en septembre 2021. « Les bonnes dames font fermenter le tchoukoutou à partir du sodabi, de comprimés et de petits fruits dont j’ignore le nom », révèle-t-il, ajoutant qu’«elles le font pour rendre la boisson plus forte, pour que ça soule en même temps quand on boit un peu seulement (sic)».

Gaston Béhiti ajoute à la liste d’alcool frelaté, les autres boissons alcoolisées vendues comme des petits pains, au mépris de la réglementation. Whisky, pastis, rhum, Schnaps, etc. pullulent sur le terrain, sous diverses formes. « Je ne sais pas avec quelles matières ces boissons sont fabriquées », s’inquiète-t-il.

Encadré : Essor inquiétant de l’alcoolisme au Bénin

En 2019, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) classait le Bénin à la 34e place des pays africains où l’on consomme le plus d’alcool par habitant. Les jeunes sont particulièrement indexés. En janvier 2020, au terme de l’Assemblée plénière des évêques, la Conférence épiscopale du Bénin était montée au créneau pour dire sa préoccupation suite à « l’excessive consommation d’alcool de la part d’un vaste segment de la jeunesse ».

Selon l’étude conduite par le Professeur de santé publique Michel Makoutodé sur les « facteurs associés au mésusage d’alcool à Za-Kpota », la production et la commercialisation des boissons alcoolisées ont pris un essor inquiétant dans le pays. En cause, entre autres, la fabrication et la vente plus importante de boissons fortement alcoolisées dont le sodabi, et la prolifération des magasins et étalages de boissons alcoolisées importées.

L’enquête ‘’STEPS 2015’’ au Bénin pour la surveillance des facteurs de risque des maladies non transmissibles est édifiante. Selon le document, la prévalence de la consommation d’alcool dans la population de 18 à 69 ans au cours des trente jours ayant précédé l’enquête était de 26,5 %. Le taux d’adultes s’adonnant à une consommation épisodique excessive d’alcool sur la même période s’élevait à 7.6%. Quant à la proportion de la consommation nocive d’alcool, elle était de 2,1%.

(A suivre)

NB: Cet article est réalisé dans le cadre du projet "Enquêtes sur les droits sociaux au Bénin en 2021: cas de l'eau et la santé", qui bénéficie de l'appui technique et financier de la Fondation Friedrich Ebert (FES) au Bénin et piloté par Banouto, dans un partenariat avec Matin Libre, La Météo, Daabaaru et ODD TV.