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Sodabi frelaté : le fardeau social et mortel de l’Atacora au Bénin (3/4)

Sodabi frelaté : le fardeau social et mortel de l’Atacora au Bénin (3/4)

La consommation abusive de l’alcool, le sodabi frelaté en l’occurrence, est un drame sanitaire et social dans l’Atacora où les voies et moyens déployés depuis des décennies pour en venir à bout ont échoué.

La consommation abusive de l’alcool, le sodabi frelaté en l’occurrence, est un drame sanitaire et social dans l’Atacora où les voies et moyens déployés depuis des décennies pour en venir à bout ont échoué.

bEntre deux consultations ce mercredi 1er septembre 2021 à l’hôpital Saint Jean de Dieu de Tanguiéta dans le nord-ouest du Bénin, frère Florent Priuli … parle de l’alcoolisme dans l’Atacora. « Chaque jour, on voit arriver des malades avec de gros ventres remplis d’ascite, ce liquide produit par le foie quand il est complètement foutu ». Un voile de tristesse couvre ses yeux quand il évoque l'augmentation de l'alcoolisme juvénile, avec des jeunes « consumés par l’alcool, souvent en association avec les hépatites ».

L’hôpital Saint Jean de Dieu en reçoit « presque chaque jour », informe un frère Florent impuissant de voir l’alcool décimer les bras valides du département.  Arrivé dans l’Atacora dans les années 70, il a pourtant combattu les pires épidémies, de la rougeole qui a tué plus de 5000 enfants et adolescents en 5 mois à Tanguiéta en 1979/80 à la fièvre de Lassa, apparue pour la première fois au Bénin en 2014, et qui a emporté plusieurs de ses collaborateurs. Face aux ravages de l’alcool frelaté qu’il qualifie de « vrai poison », le « sorcier blanc », comme on le surnomme, est impuissant.  « Dans chaque famille, surtout dans les villages, il y a un ou plusieurs décès du fait de ce fléau et tout le monde en est conscient », selon Gaston Behiti, président de l’ONG « Dynamique civique pour une veille citoyenne ». Certains consommateurs n’ignorent pas eux-mêmes les risques auxquels les expose cet alcool. « Ça donne de grosses joues et un gros ventre. C’est difficilement que j’arrive à manger deux boules d’akassa (pâte de maïs fermenté) », fait savoir Léonce, un dépendant du sodabi frelaté. « Ça rend aussi impuissant à cause des produits que les gens mettent dedans », poursuit-t-il.

Pourtant conscient de mettre sa santé en danger en ingurgitant un «sodabi qui contient trop de formol » selon ses dires, Olivier est imperméable aux risques. Il se trouve même des circonstances atténuantes, expliquant n’avoir pas de choix, et surtout pas « quatre yeux pour savoir d’où proviennent ces boissons ».

Décès, coma éthylique, hépatite, cirrhose alcoolique

L’alcoolisme est devenu un problème de santé publique dans l’Atacora. La situation est si inquiétante « qu’à chaque sortie pour collecter du sang qui est fondamental pour sauver des vies, on est obligé de jeter à chaque fois un nombre important de poches parce qu’elles sont contaminées par le sida, par les hépatites ou par les deux », déplore Dr Priuli. « Si au fond la personne alcoolique ne se maîtrise pas, elle finit par avoir des comportements qui sont de nature à transmettre des pathologies qui ne se transmettraient pas si on était maître de soi-même et qu’on prenait les précautions nécessaires », explique-t-il concernant le lien entre l’ivresse et la transmission de maladie comme le Sida.

Même s’il existe un vaccin contre l’hépatite B et un traitement contre l’hépatite C, le médecin est persuadé que ces solutions ne serviraient à rien si les patients continuent de consommer de l’alcool.

L’Organisation mondiale de la Santé (Oms) associe la consommation d’alcool au risque d’apparition de problèmes de santé tels que les troubles mentaux et comportementaux, des maladies non transmissibles majeures telles que la cirrhose du foie, certains cancers et des maladies cardiovasculaires, ainsi qu’à des traumatismes résultant d’actes de violence et d’accidents de la circulation.

Hépato gastro-entérologue à Saint Jean de Dieu de Tanguiéta, Dr Euloge Houndonougbo voit défiler au quotidien, des patients au ventre distendu et présentant une hépatite alcoolique ou une cirrhose alcoolique. « On essaie de leur donner des produits pour diminuer l’ascite, communément appelée l’eau dans le ventre. La ponction se fait en fonction de la distension. Si elle ne gêne pas trop, on s’abstient, au risque d’apporter des germes qui entraineront d’autres complications », explique Dr Houndonougbo.

Selon Dr Alassane Adam, médecin chef du service des urgences au Centre hospitalier universitaire départemental (CHUD) Atacora, dans le département, les cas de cirrhose de foie ne sont pas souvent vite déclarés. « Lorsque les gens ont ces problèmes, ils ne se réfèrent pas immédiatement à l’hôpital parce qu’ils pensent que c’est un envoûtement. Ils vont d’abord chez les tradipraticiens avant de venir à l’hôpital. Nous les recevons lorsqu’ils sont au stade terminal la plupart du temps », explique le responsable. Ces personnes se rendent à l’hôpital avec « une cirrhose décompensée, l’ascite de grande abondance et une hépatite qui devient grave dans les minutes ou les heures qui suivent ».

Il n’y a pas de grande possibilité quand le mal arrive au cancer regrette Dr Priuli : « On peut ralentir l’évolution avec des antirétroviraux qui diminuent la charge virale et qui donnent à l‘organisme une petite chance de se remonter, mais c’est transitoire ».

Dr Houndonougbo signale aussi des cas de coma éthylique qui sont passés de 24 à 2019 à 34 en 2020. « Ces chiffres paraissent faibles dans la mesure où c’est quand ça devient grave qu’on les reçoit ici », commente-t-il faisant observer qu’ils seraient à la hausse si tous les cas étaient conduits à l’hôpital.

Il explique que l’hôpital a déjà connu des décès des suites de coma éthylique. Mais les fois où les patients survivent, se désole-t-il, ils se réveillent avec des complications neurologiques. « Ils ne pouvaient pas bien s’exprimer, ne pouvaient pas bien marcher et c’était difficile de gérer ces cas-là », détaille le spécialiste.

Le médecin confie avoir été particulièrement marqué par le décès d’un sujet âgé. « Il avait l’haleine éthylique, était en hypoglycémie. On a fait tout ce qu’on pouvait, mais on n’a pas pu le récupérer », témoigne le médecin, encore ému.

La consommation de l’alcool frelaté est la cause de plusieurs accidents de la circulation dans l’Atacora. Selon Dr Alassane Adam, plus de 50% des urgences reçues au CHUD sont dues aux accidents de la voie publique (AVP). « La plupart du temps, ces AVP sont causés par la consommation d’alcool parce que les gens que nous recevons sont souvent consommateurs occasionnels ou chroniques ».

Les personnes accidentées sont conduites aux urgences avec « des fractures, des traumatismes crâniens graves » et ont toutes sortes de lésions. « On a des traumatismes crâniens encéphaliques parce que quelqu’un qui boit ne prend pas les mesures de protection individuelles dont le casque pour monter sur sa moto. Il y a aussi les plaies hémorragiques que nous recevons », déclare le médecin.

Violences, familles disloquées, communautés en péril

Les dommages et les dégâts du fléau ne s’arrêtent pas à la santé. L'alcoolisme a aussi de graves conséquences sociales non seulement pour le buveur, mais aussi pour son entourage et la société en général.

Joël Sèna, directeur départemental des affaires sociales et de la microfinance, Atacora (DDASM Atacora) note des drames familiaux dont certains sont portés vers les Centres de promotion sociale (CPS).

Violences conjugales, fuite de responsabilité, déperdition scolaire des enfants sont le lot quotidien de ces centres. Parfois, le pire survient. « L’année dernière (2020, ndlr) un homme a frappé sa femme à mort pour un problème de sauce. Il était ivre » raconte, meurtri, Barthélémy N’Tcha, le chef du CPS de Boukoumbé. Parfois, les deux parents sont dépendants à l’alcool et les enfants abandonnés à eux-mêmes.

Dans d’autres cas, poursuit-t-il, le foyer est abandonné. « Ça se traduit par une fuite de responsabilités. Le papa est toujours dans l’alcool, il ne cultive pas alors qu’il a beaucoup d’enfants », raconte l’assistant social. « Je suis en train de gérer un cas où le mari ne fait rien. Il boit. La femme, faute de nourriture a été obligée de rentrer chez ses parents. Parmi les enfants, deux jeunes filles, ont fui la maison. On (le CPS, Ndlr) a essayé de les prendre en charge pour un temps », témoigne Barthélémy N’Tcha.

Selon Joël Sèna, tous ces problèmes concourent à la dislocation des familles. « Les gens n’ont aucune emprise sur leurs enfants. Ils n’arrivent pas à les nourrir, à les scolariser et ces derniers prennent des libertés », déplore le responsable départemental.

Frère Florent, lui, regrette que les populations vendent des terres « pour des choses qui n’ont pas de sens ». Abondant dans le même sens, Gaston Béhiti fustige l’amenuisement des terres, bradées pour trois fois rien. « Dans les villages, les vendeurs dépossèdent nos parents des terres cultivables avec des litres de ce sodabi chimique. Ils profitent de leur ignorance. C’est du vol », accuse-t-il. Pour lui, c’est un « gros problème » qui vient se greffer à l’interminable liste des drames du sodabi dans l’Atacora.

Equation difficile

En attendant, d’autres initiatives naissent pour essayer de sauver ce qui peut l’être encore, grâce à la sensibilisation. Mais, Dr Nelly Yotto, ancien médecin de l’hôpital Saint Jean de Dieu est sceptique. Elle ne croit pas que la sensibilisation serve encore, au regard de la gravité de la situation. « Il ne sert à rien de sensibiliser les consommateurs sur les dangers de l’alcool frelaté quand il y en a partout et à moindre coût », selon le médecin.

Frère Florent lui, propose d’éduquer les jeunes générations en leur mettant dans la tête que « c’est un fléau qui enrichit certains et fait mourir beaucoup d’autres ». S’il dit ne pas croire aux mesures coercitives, il pense qu’il faudra bien y arriver, pour éviter l’hécatombe qui, du reste, semble n’être plus très loin.

S’il était décidé d’éradiquer le fléau, il faudra s’attendre à gérer d’autres problèmes liés au sevrage préviennent les professionnels de la santé. Selon Dr Nelly Yotto, si un organisme habitué à l’alcool s’en trouve privé du jour au lendemain, cela ne causerait que plus de problèmes de santé. Dr Houndonougbo explique qu’un sevrage brutal entraîne le delirium tremens. Sur le site passeportsante.net, le delirium tremens est défini comme une conséquence neurologique grave du sevrage alcoolique, c’est-à-dire de l’arrêt brutal ou de la diminution drastique d'une consommation excessive et prolongée d’alcool, qui nécessite une prise en charge médicale rapide et adaptée car il peut mettre en jeu le pronostic vital. Cette complication, explique Dr Houndonougbo, se traduit par « des troubles de comportements à type d’agitation et autres que le sujet, surtout âgé, quand il est en manque, manifeste ». 

Mais, tout en estimant que le sevrage doit se faire progressivement, l’hépato gastro-entérologue invite les autorités compétentes à prendre leurs responsabilités pour mettre un terme à l’alcool frelaté.

(A suivre)

NB: Cet article est réalisé dans le cadre du projet "Enquêtes sur les droits sociaux au Bénin en 2021: cas de l'eau et la santé", qui bénéficie de l'appui technique et financier de la Fondation Friedrich Ebert (FES) au Bénin et piloté par Banouto, dans un partenariat avec Matin Libre, La Météo, Daabaaru et ODD TV.